Vigiles 15cm_4.jpg

VIGILS

COLLABORATION with anthropologist MARINE LEGRAND

VIGILS

ongoing
words, photographies, ultrachrome, 150 x 173 cm

Vigiles_Anaïs Tondeur-Marine Legrand

VIGILES

COLLABORATION avec l’anthropologue MARINE LEGRAND

en cours

textes, photographies, tirage ultrachrome, 150 x 173 cm


Combining texts and photographies, this work was concieved in the ZAD of Bure, at the surface of a planned deep disposal center for highly radioactive wastes.

 Deep in a wood known as Bois Lejuc, some resistants put on invisibe coats. They guard the trees. Like radioactivity, they are invisible and ungovernable, for the eternity it is believed. They walk amongst trees, following lines of histories, keeping alive the memory of the accumulated trauma. Each story is awaken by their meeting of a woodline. Each of their path connects the relief of the ground to a word, a fragment of the story of what is or is not stored below ground.

As Truffaut’s bookmen and bookwomen of Fahrenheit 451 closing scene, which preserve memories from the autodafé, each of these invisible presences embody a part of our common geology, a section of the stories that retell how we made this radioctaive world to happen.

Associant textes et photographies, ce projet a été conçu dans la ZAD de Bure, à la surface du futur site d’enfouissement de déchets radioactifs à longue vie.

Des présences, apparues en 2016 au bois Lejuc, marquent le paysage de leur trace invisible. Invisible et ingouvernable, au même titre que la radioactivité que l’on voudrait faire sommeiller en sous-sol, pour l’éternité dit-on, croit-on, en cet endroit.
Pour réveiller la mémoire des lieux, marcher le long de lignes-histoires est l’acte qui permet aux vigiles, gardiens et veilleurs, de dire ce qu’ils ont subi, ce qu’ils renferment en eux. Les traumas accumulés. Une série de récits appris et réappris à chaque génération s’égrènent ainsi : les chemins parcourus relient les parleurs au texte et au relief du sol, à ce qui se trouve ou pas, en dessous.

Ils et elles replongent à chaque récitation, dans les sous-sols encombrés de la mémoire collective. Tels les hommes et femmes livres du Farenheit 451 de Truffaut, qui conservent les mémoires rescapées de l’autodafé, chacun et chacune incarne une part de notre géologie commune, un pan des récits qui content comment nous en sommes arrivés là.


Vigiles_Anaïs Tondeur-Marine Legrand_2
Vigiles_Anaïs Tondeur-Marine Legrand_3
 

2033 /
ARLA - UN REPOUSSOIR

Parole dite d’une voix entre deux âges, à l’oreille du voisinage rassemblé dans une clairière pour un atelier de partage d’expériences.

Plusieurs de nos amis ont milité sur la question du nucléaire civil et militaire pendant quelques années, en espérant y changer quelque chose, puis ils ont arrêté. Pourquoi ? Le premier, complètement désespéré et terrifié par le sujet, a d’abord trouvé dans sa propre peur, une raison de s’engager. Mais devant le manque de répondant local, la faiblesse de la mobilisation dans la région où il vivait, le désintérêt général de la population pour cette question, il a fini par baisser les bras. Il en parle comme s’ils avaient presque honte de brandir en centre-ville leur banderole à quelques-uns, surtout des ainés, de la génération de ses parents. Un autre, plutôt du genre sensible, m’a confié avoir failli sombrer dans la dépression la plus noire, à force de fréquenter le sujet, ce qui l’a conduit à s’en éloigner.
On avait pour la plupart du mal à s’y consacrer vraiment. Cela faisait peur, on avait l’impression de ne pas en savoir assez sur le sujet pour pouvoir s’exprimer et de s’engager aussi sur un terrain dangereux sur le plan professionnel. La peur d’être « black-listé » en effrayait plus d’un. Perdre ses sources de financement voire, son boulot, ses clients ! C’était comme s’attaquer à une mafia. On y réfléchissait à deux fois, plus on s’enfonçait dans la question plus on se fragilisait personnellement et professionnellement. En revenant de Bure il y avait cette impression d’être sur écoute, communication surveillées… c’est ça qui fait peur, d’abord, plus que le danger nucléaire lui-même. Il faut donc une dose de courage, de témérité, il faut un engagement fort et complet, non volatile pour se lancer sur un sujet pareil.
Dans la lutte anti-nucléaire il n’y avait pas grand-chose de joyeux, ni de festif. La mort qui rode partout autour, les arbres, le sol, les eaux, les corps irradiés, et les hélicoptères de la gendarmerie… On s’attaque à un énorme monstre, une bête tentaculaire qui nous implique nous aussi, dont en somme nous faisons partie, puisque l’Etat, c’est nous-même en un sens.
Les militants ont eu, sauf exception, du mal à s’investir longtemps sur la question nucléaire : pas seulement parce que c’était dur et éventuellement vain, mais aussi parce que cela les détruisait sur le plan émotionnel, plus que d’autres sujets. C’était mortifère. Ce qui opposait un troisième repoussoir à ceux qui s’approchaient de cette question : ceux et celles qui se sentaient capables de prendre des risques en arrivaient à une forme de radicalité en miroir de la violence à laquelle ils faisaient face. Cette noirceur émanait d’eux et elles aussi. Cela pouvait intimider quiconque commençait à s’intéresser à cette question.
Puis les choses ont changé. Et peu à peu on a été de plus en plus nombreux.

Vigiles_Anaïs Tondeur-Marine Legrand_4
V3.jpg
 

2017 /
BRISE - DEPUIS QUELQUES TEMPS JE N’ARRIVE PLUS À FERMER LES FENÊTRES.

Parole dite d’une voix à peine sortie de l’adolescence, dans le bois Lejuc pendant la deuxième occupation, en marchant de Vigie Nord à Vigie Sud, puis de retour par l’ancienne voie romaine qui longe le bois

Moi c’est pour ça que je suis venue. Chez moi quand j’ouvrais mes fenêtres il y avait les arbres, les oiseaux, et c’est là que j’avais envie d’être, avec eux, alors je suis venue. Et puis j’ai changé de nom. Ça m’a libérée, donné un sentiment de légèreté. Quand tu dors en haut d’un arbre, tu te sens en sécurité. Pas besoin de fermer les fenêtres. Pas besoin de fenêtre ! Il suffit de remonter la corde, il n’y a pas un animal ou quelqu’un pour venir te déranger. Quoique…une copine s’est déjà fait réveiller par deux mésanges qui faisaient l’amour dans ses cheveux. Ça leur faisait un nid…
En haut du grand chêne la cabane est très belle, tu verras, un dôme de branches tressées comme de l’osier, sur la plateforme. A 25 m de haut. Ce n’est pas plus dur que pour un autre arbre, c’est juste plus long pour y monter. Ça coupe un peu la circulation au bout d’un moment, ça fait des fourmis dans les jambes d’être assis dans le baudrier.
On ne voit pas beaucoup d’animaux. Mais il y a peu un blaireau est venu s’échouer au bord du bois. Il y a eu une opération de sauvetage, ils l’ont porté jusqu’à la route pour que le véto puisse l’emporter, mais il a rendu son dernier souffle quand ils l’ont posé. C’est dommage qu’il ait vécu ses dernières heures dans cette urgence au lieu de mourir tranquillement dans le bois…
Les blaireaux font partie des nuisibles c’est-à-dire que certains les considèrent comme nuisibles. Pourquoi ? parce qu’ils font des trous dans les champs et les jardins pour creuser leurs terriers.
Une association est venue compter les rapaces pour voir quelles espèces il y avait. C’était avant que les feuilles ne poussent au printemps, maintenant on ne voit plus rien. On dit qu’il y a une autre parcelle que l’ANDRA aurait grillagé, avec un grillage de deux mètres de haut et qu’il était prévu qu’ils fassent une grande battue à l’intérieur pour éliminer tout le gibier. Ils font une expérience.

Vigiles_Anaïs Tondeur-Marine Legrand_5
 

2945 /
POMI - LABYRINTHE

Parole dite d’une voix de broussaille, pendant un cours d’histoire des techniques. Le groupe qui écoute s’est tassé au pied du chêne le plus ancien du secteur. On dit de cet arbre qu’il a vu le début des temps.

Venez. Touchez l’écorce pour écouter. Cherchez la porte. Sur cette porte s’écrivent le nom des morts et les prières pour eux. Personne ne sait plus lire cela parmi les parle-langue, les interprètes du techno-savoir. Aucun ne sait plus dire cela. Nous racontons, recomptons, chaque fois nos mots. Les détails se perdent et se recomposent, usés comme la pierre grise, le grès, le granit, le basalte et le schiste, par le vent et le gel.
A la surface leur trace a disparu mais en bas leur signal se fait encore entendre, c’est lui qui fait craquer les détecteurs. C’est ici leur tombeau. Qui voudrait réveiller les dormeurs ? Qu’ils se désossent en paix. Qu’ils rejoignent les ombres. Ce sont eux qui murmurent dans le bois les soirs où les loups, chouettes et crapauds se taisent.
On dit qu’un jour un homme est entré dans le labyrinthe. Peut-être qu’ils étaient plusieurs avec lui. Il voulait voir, ouvrir l’ombre, y plonger plein phare. Longtemps à la surface les autres ont attendus penchés sur le trou, le puits, le tunnel. Quelle forme avait l’ouverture ? Le souvenir s’est perdu. Il n’y avait pas de mot précis pour désigner cet éventrement.
Pour y descendre il avait pris une corde. Il avait pris son temps pour la tisser, de mots de concepts et d’espoirs. Dans l’ombre il y avait une force à prendre comme celle d’un grand carnivore. Une puissante caverne si vaste qu’aucune lumière de torche n’atteignait ses parois. Il fallait donc aller voir jusqu’à toucher quelque part un bord. Une ligne à suivre. Pour revenir ensuite. Revenir. …Il n’a pas réussi. Il n’est pas ressorti. La terre vorace l’a absorbé.
On dit qu’un jour un homme…en réalité ils sont plusieurs, dont l’histoire se ressemble, se rassemble. On les appelle « les Laborieux ».
Voici l’histoire d’une femme. Elle s’appelle Marie Curie...Maricuri, Mercury. On ne sait plus comment ça s’écrit. On dit d’elle qu’elle a ouvert la caverne de la grande bête noire et s’est jetée dedans au risque qu’elle la dévore. Par amour. Ou par curiosité ? C’est l’histoire d’un homme. Il s’appelle Albert Einstein, Albertinstin, Libre instinct. On ne sait plus comment ça s’écrit. On dit de lui qu’il pouvait lire entre les lignes écrites de l’univers et plier ce qu’il a appelé, l’espace-temps.
Ces mots ne peuvent s’imprimer ailleurs que par les pas qui naissent dans la poussière.A tous il nous manque quelque chose. C’est à nous tous que le récit se fait, que le cercle se forme.
Je ne suis pas trapéziste, disait-il, disait-elle, avant de descendre au fond du puits de l’ultime repli de l’espace-temps accumulé dans le fourneau de la lampe tempête. Je ne vous promets rien. Ceci n’est pas un spectacle. Ainsi parlait-il, parlait-elle. Je vais voir et j’espère revenir bientôt. Voilà ce qu’il et elle, virent. Au fond du ventre il y avait un trou et dans le trou un genre d’horloge qui ne cessait de faire tic-tac. C’était la demi-vie de l’atome. En bas du monde, l’horloge roulait sur le chemin des ombres et remuait la matière, sans cesse, sans fin.
La soif de découverte rémunérée par la soif de puissance. Ou dit autrement même si c’est un peu trop simple : ceux qui veulent savoir sont payés pour le faire par ceux qui veulent profiter du surplus de puissance offert par le produit des découvertes. Et la suite en découle. Dans la coulée, dans la foulée, celui qui voit le chemin de mort à venir sous ses yeux défiler peut toujours tenter de glisser son pied dans l’engrenage comme on y glisserait une barre d’acier, pour le bloquer ou le dévier. Il essaiera peut-être. Au risque de s’y faire broyer ou bien de s’en faire expulser. Grain de sable glissé dans l’un des rouages puissants du progrès des connaissances. Et des puissances.

Vigiles_Anaïs Tondeur-Marine Legrand_7
 

A tous il nous manque quelque chose. C’est à nous tous que le récit se fait, que le cercle se forme.
Je ne suis pas trapéziste, disait-il, disait-elle, avant de descendre au fond du puits de l’ultime repli de l’espace-temps accumulé dans le fourneau de la lampe tempête. Je ne vous promets rien. Ceci n’est pas un spectacle. Ainsi parlait-il, parlait-elle. Je vais voir et j’espère revenir bientôt. Voilà ce qu’il et elle, virent. Au fond du ventre il y avait un trou et dans le trou un genre d’horloge qui ne cessait de faire tic-tac. C’était la demi-vie de l’atome. En bas du monde, l’horloge roulait sur le chemin des ombres et remuait la matière, sans cesse, sans fin.
La soif de découverte rémunérée par la soif de puissance. Ou dit autrement même si c’est un peu trop simple : ceux qui veulent savoir sont payés pour le faire par ceux qui veulent profiter du surplus de puissance offert par le produit des découvertes. Et la suite en découle. Dans la coulée, dans la foulée, celui qui voit le chemin de mort à venir sous ses yeux défiler peut toujours tenter de glisser son pied dans l’engrenage comme on y glisserait une barre d’acier, pour le bloquer ou le dévier. Il essaiera peut-être. Au risque de s’y faire broyer ou bien de s’en faire expulser. Grain de sable glissé dans l’un des rouages puissants du progrès des connaissances. Et des puissances.

Vigiles_Anaïs Tondeur-Marine Legrand_6